Hostile et mal fréquenté
Il y a des terres aux itinéraires difficiles, réputés infranchissables, éreintants, parfois fatals.
La traversée du Darién Gap figure dans la liste.
Ni routes ni chemins, pas plus de cours d’eau navigables n’y sont répertoriés. Le Darién combine un immense marais et une chaîne d’origine volcanique dans un contexte de jungle tropicale pluviale
Des heures de boue, d’ingrates végétations, de coups de machettes, de serpents, de moustiques infectés, de jaguars, de sueur et de soif sans omettre des nuits qui ne reposent pas, attendent l’intrépide qui s’engage dans cette traversée.
Mon but n’est pas cette randonnée XXL, terrain de jeu de trafiquants de tous poils et d’immigrants déterminés.
En revanche, il est question d’approcher cet univers qui abrite la plus vaste biodiversité de la planète, d’aborder sa lisière et de tendre l’oreille à ses humeurs et à ses cris.
Nécocli, lundi matin
Sept heures trente, je me pointe au quai, m’enquiers de l’embarquement. Un « préposé » me demande mon billet, vérifie mon nom et appose trois lettres au stylo : TNG. Il ajoute en me rendant le ticket : tu as été transféré de bateau.
Il me montre une zone où une grappe de touristes patiente. C’est la « semaine sainte », les Colombiens sont en vacances, une info clé qui m’avait échappé. Quatre embarcations vont répartir les estivants le long du golfe d’Uribé dans différents « resorts » et villages.
L’enfoiré de margoulin m’a « revendu » à La Nautica del Golfo, l’autre agence de voyages, la vraie. Je me sens floué.
Objectivement, je m’en fiche, je me rends au même endroit dans un bateau probablement plus confortable, mais la rouerie du négrier m’irrite un moment… J’aurais aimé voir les immigrants monter dans la jeep en arrivant à Capurgana, j’ai le sentiment de ne pas en avoir terminé avec ces gars-là… (lire Necocli pour mieux comprendre le contexte)
Roller coaster
La traversée est rythmée par l’alternance « haut-le-cœur/tape-cul » propre aux déplacements en hors-bord.
600 chevaux poussent la barcasse et pourfendent la houle frontalement jusqu’à la côte Est du Darién puis en cabotant vers le Nord.
On débarque des passagers dans chaque hameau ou club-vacances isolé : San Francisco, Trigana, Acandi avant d’accoster à Tapurgana les tripes toutes emmêlées.
Entre chaque segment de navigation c’est montagnes russes à volonté. Agrippé au siège de devant, les pieds « calés » sur le fond glissant, les ischios-jambiers aux aguets, il s’agit d’accompagner l’apesanteur des creux de vague et d’amortir les chocs brutaux avec les genoux. Une heure trente de Zumba sans supplément.
Les ados hurlent comme à la Ronde (al ducasse), les bébés maudissent leur mère et le font savoir, un enfant vomit.
Les marins sont quand même de drôles d’oiseaux… Comment peut-on prendre son pied à s’le faire mettre au cul à répétition par des vagues ?
Capurgana, terminus tout le monde descend.
C’est donc la semaine sainte ! Medellín est ici en liesse, Capurgana compte en liasses.
Le port du masque tombe à 10 % de la population, un peu effrayant le premier jour.
Bien que l’offre soit pléthorique dans ce village au développement touristique galopant, j’ai le plus grand mal à me trouver un lit.
Après une heure de soleil au zénith, voici l’alternative:
- La couche supérieure d’un superposé branlant dans une auberge en carton, ou
- une chouette hutte tout confort dans un 4 étoiles avec un lit plus large que long, comme Franck les affectionne.
Devinez…
Et si…
Je lâche les 50 $ nécessaires et planifie mon lendemain en sirotant un jus de maracuja au bord de la piscine. Quand je pense que certains se rongent les sangs pour moi.
Randos à gogo
Durant mes quatre premiers jours, je m’adjuge en courant l’ensemble des randos classiques du coin:
- La Coqueria, 1h30 de bord de mer déchaînée ;
- Sapzurro + la plage aux requins en six heures A/R ;
- La playa aguacate, rando mixte de 3heures environ;
- La frontière panaméenne, pour le principe;
- La cascade de Diana (à sec, mais grimpable) ;
- El Cielo, la jungle domestiquée ;
Puis j’invente Asti, l’expérience que je cherchais…
El Cielo
Réserve écologique facile d’accès, le lieu-dit El Cielo rassemble :
- Un point de vue sommital sympa ;
- Une cascade minimaliste ;
- Des piscines naturelles qui sont rafraîchissantes pour tous, enfin des piscines pour les français
et pour les Québécois… just’un trou d’eau. (C’est-ti pas finement amené ça ? 🙂
L’ensemble se situe dans l’aire d’un « restaurant de jungle » similaire au restau d’altitude en station de ski. Le genre de gargote où tout est formaté, basique sauf la facture.
Cette marche de deux heures trente, plus une autre pour l’exploration du torrent se révèle une excellente initiation au terrain et à l’atmosphère de la forêt.
De chemin carrossable à sentier caillouteux, l’itinéraire se fait sente grasse intimement liée au cours du ruisseau.
Se limiter à dire que la végétation est riche serait pauvret. La luxuriance de mère Nature prend une myriade de formes et de tons difficiles à dépeindre hors d’un vocabulaire botanique érudit que j’ignore… désolé.
Les arbres sont hauts, leurs branches forment une voûte qui réduit la lumière, mais pas l’excessive chaleur. Sans en avoir conscience, plus j’avance plus l’humidité s’infiltre, m’envahit, me noie.
Arrivé sur le promontoire, chaussures boueuses, vêtements saturés d’eau, mon aguadeno se fait mou, se dilate, il prends une taille et demie.
De son côté mon téléphone s’affole, clignote façon SOS, lance seul une flopée d’applications, n’obéit plus sous mes mains moites, signe que lui non plus n’est pas fan du climat.
Bien que bas de gamme mon portable est essentiel dans ce projet…
- Google Map apporte une très bonne carte du relief avec courbes de niveau;
- Maps.me fournit une carte des chemins très fiable;
- La boussole et l’altimètre contribuent de façon complémentaire;
- La fonction GPS est indispensable
Et dans le pire des cas, je pourrais même appeler Réjean au secours sur Whatsapp… En hauteur un signal passe!
Trop de boucan, pas de toucan.
La faune reste planquée
Toucans et singes se marrent très haut dans les arbres, plus au haut encore, les rapaces passent. À l’exception de la grenouille venimeuse, et d’une couleuvre verte fluorescent pas d’espèce endémique en vue.
Logique, le spot est trop civilisé, trop bruyant. Le guépard part, le lamantin se lamente, les paresseux paressent près des fourmiliers et des tapirs bien tapis. La faune se terre plus profondément dans la jungle. On ne lui donnera pas tort.
Demi-frustration considérée, cette journée reste :
- Une excellente approche de la Selva,
- Un bon exercice physique et
- L’occasion de rencontrer un couple de Medellinois enclins à la déconne avec lequel je fais un bout de chemin.
Asti :
Asti n’est pas un juron, n’en déplaise à mes amis montréalais. C’est un autre lieu-dit, peut-être «une terre» je n’en sais pas plus!
Outre le nom sur la carte, m’attirent, :
- Son éloignement du village en direction du Panama ;
- Une accessibilité relative (puisque map.me pointille « un bout de chemin »)
- La surprise des locaux (car lorsque je les interroge, rares sont ceux qui connaissent).
Départ 6h du mat’,
je me donne 10 heures de jeu:
- 4 pour avancer,
- 4 pour revenir et
- 2 pour les aléas.
L’approche est simple jusqu’au moment où le sentier longe un ruisseau, la pente s’accentue, j’abandonne ce terrain gras et encombré, continue par le cours d’eau presque à sec et entre en douceur dans la jungle, direction Ouest.
Le cheminement est ludique: escalade basique, baignoires naturelles rafraîchissantes. Je veille aux serpents, ma seule inquiétude.
Plus j’avance, plus les rives du torrent tendent vers la verticale et m’imposent le Sud
Je fais régulièrement le point GPS et corrobore avec la carte du relief.
Gravir le ravin, ne pas perdre le Nord
J’attaque face à la pente, l’arête est environ à 150 m, je progresse au ras du sol dans une flore qui ne pardonne pas l’erreur de positionnement des pieds. Je m’accroche à tout ce qui semble bien enraciné, seul moyen de passer entre les tiges entrelacées.
Boulette ! ça devait arriver, j’ai saisi à pleine main une plante de la famille des oursins (un palmier Chunga). Ses longues et fines épines se plantent dans ma main, ouche ça pique fort.
La crête est marquée par une sente pas forcément d’origine humaine. Je retire les aiguillons cassés dans ma main, mes doigts.
Gérer correctement la rigolade
Parti depuis 4 h déjà, bien qu’encore loin de la région marécageuse « de mes rêves » l’expérience est totale, il est temps de rentrer.
Je descends l’arête orientée Sud, cela me conduit à un relief plat de la forêt pluvieuse.
Les traces au sol restent incertaines, le GPS triangule de plus en plus lentement, le doute s’installe parfois. La patience est de rigueur, rester cartésien et confiant est la meilleure solution.
Pas de signes, aucun point de référence in situ, je réalise combien il serait facile de se perdre. Les sentiers ne sont que sillons que je devine, que j’imagine, mais qui n’ont peut-être jamais été foulés que par les animaux.
L’environnement est écrasant : les arbres centenaires semblent des tours aux racines multiples dont branches et feuillages concentrent une chaleur suffocante d’humidité.
Il faut garder le cap en zigzaguant, contourner l’infranchissable pour finalement rejoindre le tracé de Maps.me après deux heures de fausse errance. Deux cols m’attendent encore avant Capurgana.
Fourbu, raqué, halitueux, alouvi, si la moindre moto passe par là, je lui « offre un million » pour me ramener (en pesos colombiens). Mais non, personne n’est passé.
Je termine en 11h30 sur le trio gagnant: douche/bière/cacahuètes, j’ajoute une grosse mangue et chois au lit saoulé par la fatigue.
Lendemain de nonchalance
Il pleut comme jamais depuis mon arrivée sur la côte caraïbe, j’en profite pour rédiger l’aventure et la mettre en ligne pendant qu’elle est encore fraîche .
Je la retoucherai sûrement c’est un premier jet, je ne suis pas sur que tout soit compréhensible, vous me direz (oui?)
Les plus curieux liront cet article qui parle du Darién en tant que réserve et biodiversité et non comme la zone de trafics aussi divers que louches et qui génèrent plus d’un million de dollars de Chiffre d’Affaires par semaine (selon la CIA).