Je descends de la busette après 4h de route, les tympans abrutis par la musique grinchante mais favorite du chauffeur. Criss, fa chaud icite, il doit faire dans les 10 000 degrés et pas la moindre brise.
Ma quête d’un hostal ne s’éternise pas, 20mn d’une exploration avisée permet de me dégoter une chambre propre / salle de bain privée / air conditionné, exempte de punaises de lit.
Un investissement raisonnable de 12$.
Fourbu, liquéfié, je m’affale sur le lit et sombre dans une sieste conventionnée par le syndicat international des routards.
Necocli est un port de pêche, une station balnéaire et depuis deux ans l’autre plaque tournante de l’immigration clandestine en Colombie (Turbo plus au sud atteint la saturation)
À partir d’ici, on quitte le continent sud-américain civilisé en quête d’une terre promise aussi illusoire qu’aléatoire.
Dans un monde où se déplacer est si simple (avant covid), il existe des populations qui se noient en méditerranée ou s’épuisent en randonnant dans le Darién et pas que…
Première étape d’un voyage voué à la géhenne.
Sur le quai des clandestins, une cinquantaine de personnes attend demain 8h, départ de l’unique Lancha quotidienne.
Ils vont dormir sur le béton du quai, sur le carrelage des espaces d’attentes, à moins qu’ils ne dorment pas. Il y a là, une majorité de blacks très black, trop black pour être colombiens, un teint pas crédible en touriste non plus.
De leurs sacs à dos difformes ou poches de course XXL déborde leur fortune: fripes en bouchon, sac de couchage crasseux, réserves alimentaires sous blisters éventrés.
Beaucoup d’hommes, quelques femmes et trop d’enfants. Deux bébés siestent contre leur parents, un ti-cul s’accroche à sa sœur, un autre court après une balle, ils n’ont pas 12 ans à eux quatre.
Étalés sur le béton du quai, leur barda déballé, la zone est la plus sale que j’ai vue en Colombie depuis 3 mois. Bouteilles plastiques, boites alu, vêtements abandonnés, déchets, couches, vidanges en tout genre gisent sur une aire oubliée des éboueurs municipaux.
À l’instar des passagers, ces quelques mètres de quai semblent dédiés à un monde parallèle, juste bon à payer le prix fort du mépris qu’on lui accorde.
Malaise rare, moi qui me prétends blindé.
Reportage dites-vous?
Je ne suis pas en reportage, en l’occurrence je suis par hasard un observateur-témoin désarmé par une réalité que j’ai beaucoup lue mais face à laquelle je ne sais quelle posture adopter…
J’aimerais engager la conversation, prendre quelques photos. Des tirages tristement sublimes primées à la World Press percutent ma mémoire. Ooops!
Je sais parfaitement qu’avant de cadrer une image intéressante, il me faudrait faire corps avec la scène, apprivoiser le sujet, intégrer le moment, y passer des heures. Oublie ça!
Je n’ai ni le temps, ni ce talent. Par ailleurs le contexte présent m’est pas mal dérangeant… ce type de photo est hors de ma portée.
Peut-être demain au bateau.
Conscience tranquille
Pour en savoir plus, je cherche l’agence qui vend la traversée vers le Darién et j’affirme vouloir prendre le bateau des migrants dans l’intention de me rendre au Panama. On me dit qu’il faut que je parle au patron.
Je patiente.
– T’es pas sérieux !?
– Si si.
– Mais tu peux prendre l’avion !
– Je veux y aller par le Darién
– T’es dingue, y a une semaine de marche dans le marais, c’est super dur
– Oui je sais, comment est-ce organisé ?
– Chacun se débrouille, moi je vends le bateau et une jeep jusqu’à la jungle
…
– Mais à Tapurgana, y a des gars qui leur montrent le chemin non ?
– J’en sais rien
…
– Combien ils payent le passage, les gens qui sont sur le quai là ?
…
– Le bateau c’est 80 000 et la jeep 40.
– Wôw c’est cher !
– C’est le prix de la liberté.
– Ils viennent d’où ces gens ?
– De partout où y a de la misère, ils cherchent un meilleur futur, tu sais en Afrique, à Cuba, ils n’ont rien, alors leur vie en Amérique ou au Canada ce sera toujours mieux.
Le margoulin a le marketing aussi fataliste que cynique, s’est-il jamais intéressé au sort de sa « cargaison » ? Je m’applique à ne pas juger et le gratifie d’un gracias amigo.
Activité touristique
Je quitte le spot malaisant songeur et arpente le bord de mer. Les bars et cafés de la côte sont fermés, abandonnés ou moribonds sur 300 m.
Surprise, au bout de la plage 3 paillotes proprettes maintiennent une certaine animation.
Quatre ados jouent au beach-volley, et une poignée de touristes en villégiature picolent suffisamment pour assurer la survie du secteur balnéaire de Nécocli.
Coté village, deux pâtés de maisons unis par une coquette ruelle constituent le quartier touristique du village.
Pavés, trottoirs, palmiers, murales, boutiques de souvenir, « beaux hôtels ». Cela reste artisanal, mais semble dans la bonne voie, ça me rappelle Utila en 98.
Je cherche LE « café chic » où me poser tranquille, expresso à portée de main. Cuisant échec, je jette finalement mon dévolu sur un restaurant qui ne voit pas d’inconvénient à ce que je me branche sur son Wifi et ses prises de courant sans consommer tous les quarts d’heure.
On n’est pas sur la côte d’Azur là…
Mes doigts trottinent sur le clavier. Paradoxal, la pauvreté et la détresse rencontrée aujourd’hui se révèle un sujet riche en inspiration.
Vers 19 h, je termine la journée en sifflant une bière et un air nostalgique* face au coucher de soleil. Je relis ce papier, je le publie en vitesse.
Demain je prends le bateau pour Capurgana
PS:
Je rappelle que je suis à Nécocli pour son accès « facile » au Darien Gap. La réalité de cette immigration clandestine se trouve sur mon chemin, mais je ne l’ai pas cherchée.
Mon intention en allant au Darien n’est nullement de me mettre en danger mais d’approcher au plus près , un univers réputé difficile, un écosystème unique au monde et plonger dans des l’exubérances de cette faune et flore préservée.
L’expression « sortir des sentiers battus » risque enfin d’avoir du sens.
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* zeugma, c’est le vraiment le bouffon des figures de style 🙂
Chronologie du voyage:
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